Geek Philosophie – Les geeks & la technologie
Maintenant que l’on a défini ce qu’était un geek, on va pouvoir revenir sur les relations qui existent entre la technologie et les geeks. Mais tu n’avais pas dit qu’il n’existait pas de relation particulière justement ? Quelle diablerie est-ce là ? J’ai dit qu’on ne pouvait pas définir le geek en fonction de ça et surtout que la réalité était bien plus nuancée que celle présentée dans Geek Philosophie. Par contre, je ne nie pas qu’il y ait des tendances et des ancrages historiques qu’il peut être intéressant d’explorer…
Note inintéressante de vocabulaire : je ne vais pas faire la distinction claire entre technologie et science ici … je réserve ça pour un autre article. Si j’alterne, ce sera juste pour éviter les répétitions, pas parce que je considère que c’est la même chose.
L’imaginaire technologique
Durant les articles précédents, on s’est échiné à montrer que la technologie ou la science ne possédaient pas un rôle central dans la définition du geek (ontologique si on veut utiliser les gros mots). Quelle est sa place alors ? Est-ce qu’on peut vraiment escamoter totalement la science dans la culture geek ? Clairement non ! Vous vous souvenez quand je parlais de points d’ancrages dans cet article ? Je pense que la science n’est qu’un point d’ancrage comme les autres. Ni vital, ni incontournable, c’est un univers qui assume toutefois une position historique dans l’imaginaire geek. Il est d’ailleurs intéressant de constater que c’est le caractère extraordinaire de la Science dont on parle ici (et c’est un de mes rares point d’accord avec le livre mais je le mets en gris parce que je n’assume pas). C’est une forme de fantasme, une conception irréelle et très romancée.
Précisons ici qu’il n’est pas pertinent de généraliser une forme de croyance en fonction de cet imaginaire… façon polie de dire que c’est une connerie, non ? L’auteur affirmait que les geeks pensaient possible tout ce qu’ils imaginaient au travers de la science-fiction. Il allait jusqu’à arguer que c’était l’un des moteurs de leur foi aveugle en la science. C’est pour moi une erreur, c’est possible que ce soit vrai pour une poignée d’individus mais imaginer ne veut pas dire croire possible ou même souhaiter. Placer la science au centre de son imaginaire ne veut pas dire lui donner une image positive. L’imaginaire geek contient assez d’univers totalement impossibles ou tout bonnement infernaux pour nous permettre de faire la part des choses : ce n’est pas un souhait, ce n’est pas une promesse, c’est juste un objet culturel. Affirmer que le geek croit en la science-fiction serait comme affirmer que tous les geeks souhaitent une apocalypse zombie… vous voulez une apocalypse zombie, vous ? Ouais, je sais que certains vont répondre « oui » mais je ne suis pas responsable de vos pulsions suicidaires.
Technophilie
Alors, est-ce que ça veut dire pour autant que les geeks rejettent la technologie dans leur ensemble ? Non, je ne récuse pas un extrême pour prôner l’autre, soyons sérieux. Historiquement, il est clair que la culture geek reste intéressée par l’objet scientifique. Que ce soit en tant qu’objet d’amusement ou en pur sujet d’étonnement. Ce regard éclairé peut mener à une à une fascination sincère… de Retour vers le futur à Isaac Aasimov en passant par Docteur Who, il va sans dire que la culture geek fait la part belle aux discours technophiles.
Ce qui était un intérêt purement scientifique au départ a pu déboucher sur une forme de consumérisme acharné… pas forcément conscient ni volontaire, d’ailleurs. Les techniques d’obsolescence programmée, la pression sociale, le marketing… le système global dans lequel est enfermé l’objet technologique va forcément pousser à la consommation et il est très difficile d’y échapper, même lorsqu’on est conscient de ces déterminismes. Et je suis déjà en train d’oublier que je devais défendre le côté technophile des geeks, fuck ! Pourtant, certains geeks assument leurs pulsions d’achats et les poussent jusqu’au bout.
Mais bon, ça tout le monde le sait, non ? Le bouquin en parle, tout le monde en parle donc je ne vais pas m’attarder là-dessus, je n’aurais rien de bien pertinent à ajouter… c’est rien de le dire.
Méfiance
Autant le côté technophile du geek est profondément ancré dans notre imaginaire, autant il est véritablement étonnant que le scepticisme technologique qui germe dans de très nombreuses œuvres rattachées à l’univers geek soit à ce point ignoré lorsque l’on parle du geek en général. Alors, par moment ça va faire un peu liste mais c’est pas un truc exhaustif, c’est juste pour illustrer mon propos…
La culture geek s’est nourrie – depuis l’arrivée du manga en France – de l’imaginaire japonais pour croitre … à tel point que la fascination envers la culture japonaise populaire est presque immédiatement associée au fait d’être geek (parfois à tord, il ne faudrait pas négliger la part du bobo dans son développement en France). Hors l’imaginaire japonais est fortement imbibé de toute une problématique écologique qui pousse parfois jusqu’à l’animisme…
On peut aussi parler d’une forme de passéisme qui pointe dans de nombreuses œuvres occidentales, notamment au sein du genre médiéval-fantastique. Ce peut-être une nostalgie, un rejet de la technologie dans son essence même, une valorisation des sociétés traditionnelles… L’exemple le plus emblématique de cette tendance est à mon sens Tolkien qui adopte un traitement qu’Heidegger n’aurait pas renié (résumé très grossièrement, la technique dépossède l’Homme de son essence et c’est personnifié par Saroumane) .
Enfin, on a un traitement de ces thèmes sous l’angle catastrophiste dans de nombreuses œuvres geeks. Schématiquement, la technologie provoque un problème qu’il va falloir résoudre ou subir. Ce thème est abondamment décliné de façon plus ou moins grossière, s’insérant parfois dans un contexte plutôt technophile par ailleurs. C’est le principe même des univers post-apocalyptiques ou cyberpunks, c’est au centre de toutes les apocalypses zombies, cela pointe souvent dans les œuvres de space opera. La science-fiction est beaucoup utilisée pour illustrer les propos de Geek Philosophie mais force est de constater que son traitement de la technologie est très loin d’être purement technophile.
Japon, médiéval, science-fiction, ne serait-ce pas là trois piliers historiques de la culture geek ? Allez, juste pour rire, je vais essayer de lister toutes les œuvres geeks porteuses d’un scepticisme technologique dont je me souviens. Je vais tenter cet exercice uniquement de mémoire (et si vous connaissiez ma mémoire de piaf…). Vous pouvez tenter le même exercice :
- Films d’animations / mangas : Princesse Mononoke, Nausicäa (& Ghibli dans son ensemble), Akira, Amer béton, Metropolis, Insterstella 5555, Summer Wars, le Conte de la princesse Kaguya, Mushishi, les Enfants-loups, Pocahontas, Fantastic Mr Fox, Wall-e…
- Jeux vidéos : Portal, Half-life, Fallout, Beyond Good and Evil, Animal Crossing, Monster Hunter, Fallout, Rayman, Final fantasy, Ecco, Flower, Metal Gear Solid, Okami, Oddworld, Chrono trigger, Shadow of the colossus, Super Mario Sunshine, World of goo, Sonic, Mother…
- Livres : le Seigneur des anneaux, la Route, le Fléau, Fahrenheit 451, le Meilleur des mondes, 1984, Dune, je suis une Légende, demain les Chiens, la Planète des singes, Lovecraft…
- Films : Brazil, Avatar, Bienvenue à Gattaca, Blade runner, Terminator, Matrix, 300, Jurassic Park, l’Armée des 12 singes, 2001 l’Odyssée de l’espace, Soleil Vert, the Host, tous les films de Zombies, la Mouche, Godzilla, Silent running…
- Séries : les Animaux du bois de Quat’sous, captain Planet, Dragon ball…
- Jeux de rôles : Vermines, les Royaumes d’acier, Zombies, Kuro, Cyberpunk, Nains & Jardins…
C’est pas un gros pan de l’univers geek, déjà, ça ? Et des œuvres fondatrices s’il en est… Cette liste permet aussi de voir le type d’œuvres qui portent un background mettant en cause la technologie de manière plus ou moins subtile.
Au final, cela revient au même que pour la technophilie : cela n’est pas intrinsèque au mouvement geek. La culture geek a juste traité des thématiques communes à notre société moderne selon son angle, ses codes et sa propre sensibilité… le point d’ancrage scientifique & technique n’est donc pas purement technophile. Les acteurs de la culture geek font preuve de nuance, ils font preuve de doute et peuvent même porter un discours technophobe.
Maitrise
Limiter la vision qu’a la culture geek de l’objet technologique à un aspect uniquement technophile ou à un aspect uniquement technophobe serait donc une erreur. Cette erreur est malheureusement extrêmement fréquente… si la particularité du point d’ancrage technologique du geek ne tient pas à son regard sur l’objet, où peut-elle donc se trouver ? Dans ton c…ontrôle de ce même objet ?
Si l’on a vu que le skill informatique n’était en aucun cas un critère pour se prétendre geek, il peut qualifier la relation qui lie l’univers geek et la technologie. La bidouille, la débrouillardise et l’échange. Ce plaisir enfantin qui nous mène à démonter un objet juste pour voir comment il fonctionne … et à ne pas savoir le remonter :childtroll: ! La relation à l’objet s’oriente vers sa maitrise plutôt que vers sa simple consommation passive. Même les geeks n’étant pas très compétents en ce domaine font pour la plupart preuve d’une ouverture d’esprit, d’une recherche et d’une curiosité qui leur permettent d’aller plus loin que les profanes ordinaires.
On pourrait se demander d’où vient cette maitrise … et je dois avouer que je serais bien incapable de donner une réponse franche. Est-ce que cela viendrait des origines scolaires et universitaires des premiers geeks ? De la recherche du lien social au travers de l’objet technologique ? De la volonté de profondeur et de la passion qui amènent le geek à toujours vouloir maitriser ce qu’il aborde ? Et tout ça, c’est des bons gros clichés comme le bouquin sait les pondre donc tu te les gardes ! La culture geek a sans nul doute utilisé Internet pour se développer et créer un sentiment communautaire. Là où d’autres sous-cultures se sont cantonnés à une utilisation passive de ce qu’on leur proposait, la culture geek s’est emparée de l’objet technologique pour en explorer toutes les possibilités.
Dépassement
Il y a un truc qui m’a choqué dans Geek Philosophie… c’est quand l’auteur affirme sans sourciller que le geek est passionné par la télévision. Je ne sais pas quel est votre ressenti à ce propos mais le geek est sans doute le premier individu – avec les décroissants – à rejeter cet objet passif et passéiste qu’est la télévision… les critiques vont bon train à son propos au sein du microcosme youtuber, les geeks remplacent volontiers cet écran par celui de leur ordinateur, ils préfèrent utiliser leur maitrise de l’outil pour être actifs. Passif, actif … t’essaye de nous faire passer un message ? Ils choisissent un objet culturel qui leur ressemble.
De là, je pense que la maitrise n’engage pas forcément à une fascination irraisonnée de la technologie, loin de là. Le regard éclairé que porte une part des geeks sur la technologie va les engager à dépasser la relation à l’objet, à rendre ce dernier réellement esclave et à ouvrir le champs des possibles… Plus qu’une maitrise, il faut y voir une lucidité quant à l’objet technologique. Il convient d’ailleurs de rappeler qu’intérêt pour la science n’est pas synonyme de technophilie mais j’approfondirai cette idée dans un prochain article. Hé, ho, ton teasing perpétuel devient chiant là…
L’une des bubulles de la culture geek – représentée par notre ami hardcore et activiste – représente l’un de ces dépassements. C’est la culture du gratuit, c’est le microcosme des hackers, c’est le logiciel libre, l’open source et l’univers pirate. La technologie est à la fois maitrisée et réprimée. Rabaissée à son statut d’esclave. Cette mouvance nie l’utilisation capitaliste et centralisée de la technologie pour lui préférer une échelle humaine. On y développe une éthique, une morale : l’objet devient pouvoir, pouvoir dont il convient de ne pas faire une utilisation irraisonnée.
On parle souvent du geek comme entouré d’objets technologiques et de gadgets inutiles… et pourtant, l’imagerie du geek ne le dépeint quasi-toujours qu’avec un seul et unique objet-compagnon : l’ordinateur. C’est un phénomène que je nomme l’unicité technologique. Il n’y a qu’un seul progrès et le geek le sait, c’est l’ordinateur. Il représente un tout nouvel outil, une possibilité dont il est le seul détenteur. Tout le reste n’est qu’innovation économique et frivolité inutile. En plus de se suffire à lui-même, l’ordinateur possède deux propriétés intéressantes : il reste à sa place et est entièrement démontable. Il ne s’invite pas dans votre poche et reste sous votre contrôle. C’est le pur objet-esclave. Le décroissant possède sans doute la même intuition car même le plus exalté (celui qui habite dans une yourte et qui cultive de quoi manger, vous voyez ?) conservera un ordinateur.
On peut aussi évoquer très rapidement la tendance au retro-gaming qui va totalement à l’encontre de cet amour de l’innovation irraisonné. Ce mouvement purement geek s’extrait du flot culturel et technique pour se fixer sur les objets qui lui semblent les plus porteurs de qualité ou de sentiments…
Culture du gratuit, volonté de réduire la technologie à son statut d’esclave, désir de liberté, différenciation du progrès et de l’innovation… je parle d’un geek ou d’un décroissant à votre avis ? Ah ah, ils ne seraient donc pas si diamétralement opposés que ça, alors ? J’arrête là pour maintenant mais je poursuivrai cette réflexion dans les articles suivants.
Un dernier mot ?
Même s’ils ne rejettent pas frontalement la science , une partie de la culture geek sera toujours baignée dans une forme de cynisme technologique. Un recul envers l’objet technologique, un recul dans sa propre relation à l’objet, une lucidité quant à son potentiel destructeur, une moquerie, un amusement, un doute fondamental. La possibologie (terme tout droit sorti du bouquin) geek s’acharne à voir toutes les extrémités négatives comme positives qui pourraient découler de l’application déraisonné de la science. De là peut naitre une ambivalence, des sentiments contraires qui peuvent conduire à un profond cynisme. Ce cynisme pousse souvent à l’acceptation fataliste de la technologie… c’est quand même très différent de la technophilie béate dont nous parlait Geek Philosophie, non ? Ah, et juste pour préciser : je parle du cynisme selon le sens ordinaire, pas du cynisme philosophique.
Encore une fois, l’image centrale du post n’est pas choisie au hasard : entre amour et désamour, entre peur et envie, il est clair que la culture geek entretient une relation forte avec la technologie et son imaginaire. De nombreuses œuvres contiennent cette dualité en leur sein, ce propos subtil et empreint de passion qui constitue l’un des points d’ancrage au sein de la culture geek. Une relation qui se nourrit de son imaginaire, de sa curiosité et de son regard éclairé pour pulser d’une énergie inondant le monde d’œuvres dont la portée philosophique perdurera au cours des siècles. T’as pas trouvé plus grandiloquent et stupide comme phrase de fin ? C’est cool, non ? Non. Ok.